Maylis de Kerangal - Le Havre, paysage intérieur

Published: Sep 03, 2024 Duration: 00:14:32 Category: Entertainment

Trending searches: maylis de kerangal
qui est particulièrement isolé. Ce livre est somptueux. Il raconte bien à quel point un lieu peut nous forger. Applaudissements. - A.Trapenard: "La Grande Librairie" a fait sa rentrée. Autour de moi, 5 romanciers: A.Zeniter, M.de Kerangal, J.Ferrari, M.Bonnefoy et S.Dulude. M.de Kerangal va nous donner envie de visiter Le Havre sous la pluie en plein mois de novembre. C'est une ville d'une richesse inouïe. C'est la ville où se déroule "Jour de ressac" le titre de ce dernier livre. Qu'est-ce qui vous lie si intimement à cette ville, qui apparaissait déjà dans "Réparer les vivants"? - M.de Kerangal: Je pense que j'écris pour avoir l'occasion de revenir au Havre. C'est la ville où j'ai grandi. Je n'y suis pas née. Ce n'est pas le berceau. Ce n'est pas la ville généalogique, mais c'est une ville où j'ai passé mon enfance et mon adolescence. J'ai toujours le sentiment qu'elle est un peu chez moi. Chez moi, c'est le lieu d'où on part. - A.Trapenard: "Je grandis dans une ville qui ne ressemble pas aux autres, une ville dont je perçois déjà l'étrangeté." Ca veut dire quoi? - M.de Kerangal: Le Havre a un visage très étonnant. C'est une ville qui a été entièrement détruite les 5 et 6 septembre 1944. Ca fera 80 ans demain que la ville a été anéantie. C'était vraiment la ville par terre. Elle a été entièrement reconstruite sur une dizaine d'années selon les schémas d'A.Perret. On est comme dans un décor. C'est très homogène. On a l'impression d'être dans une couche géologique unique. Cette espèce de sentiment... C'est une ville de béton et de vent. Les rues sont des couloirs de vent. C'est un climat. Le Havre, c'est d'abord un climat, une lumière. Tout cela permet de se lier. On se lie à un lieu par les sens, par la lumière, par le climat, par la physionomie. Les gens qui venaient nous voir enfant se demandaient où ils étaient. - A.Trapenard: Vous nous faites vivre cette ville par des sensations, le toucher, le parfum, le goût. J'ai l'impression que, pour vous, sans lieu il n'y a pas d'écriture, que ça commence toujours par un lieu. - M.de Kerangal: Pour écrire, j'ai besoin d'ancrer, de situer la fiction... J'écris surtout des romans. J'ai besoin de les situer dans un lieu. Le lieu est le moteur de la fiction. C'est sur le plateau où se dressent les personnages. J'avais envie d'offrir un plateau à cette ville qui est toujours si importante pour moi. C'est d'ailleurs une ville qui est devenue mon territoire d'écriture. J'ai commencé à l'instituer comme tel une fois que j'en suis partie, aussi parce que c'est une ville dont le passé avait disparu. C'est une ville très étrange. - M.Bonnefoy: A mes yeux, le vrai territoire de M.de Kerangal, le vrai terreau fertile, n'est pas tellement une géographie, mais une langue. Dans une dégustation à l'aveugle, si on coupait une phrase, immédiatement, je saurais qu'elle est de toi. C'est quelque chose d'envoûtant quand tu écris. Ca finit par constituer un territoire sans avoir réellement besoin d'un même lieu. Le lieu devient universel. - A.Trapenard: Il y a une histoire, dans ce livre. C'est l'histoire d'une femme qui revient dans la ville où elle a passé son enfance, où elle n'a pas remis les pieds depuis des lustres. Un officier de police judiciaire la convoque au Havre pour identifier un corps, celui d'un homme retrouvé sur une plage et sur lequel on a découvert un ticket de cinéma sur lequel était griffonné son numéro de téléphone. Elle n'y comprend rien. Elle va faire sa propre enquête dans les rues humides du Havre. Ses souvenirs vont ressurgir en même temps que la mémoire de cette ville. Le Havre est bien plus qu'un décor. C'est presque un personnage. Quel personnage de roman c'est, Le Havre? - M.de Kerangal: C'est un personnage qui appelle la rencontre. C'est un personnage qui se dresse... Je parlais tout à l'heure de cette histoire du béton. C'est un personnage dans la mesure où c'est d'abord un imaginaire. C'est à la fois du lointain... Il y a ce double horizon: l'horizon fluvial et l'horizon maritime. Il y a cette empreinte sur le territoire. C'est un port. C'est le lieu de tous les trafics, le trafic des marchandises, des êtres. C'est aussi un lieu où se trafiquent des récits. Ce livre est entièrement fait de récits. Cette femme qui marche dans cette ville est captivée par les histoires. Elle est d'ailleurs doubleuse au cinéma. Ce qui la passionne, c'est de tendre l'oreille au récit. La question du récit... Toutes ces boîtes sont autant de récits qui peuvent s'ouvrir. C'est la force de cette ville. Elle a son histoire, sa mémoire, la guerre, mais elle a aussi ce rapport à la fiction. - A.Trapenard: Ces images du Havre en ruines que vous évoquez, vous arrivez à les figer. Je lis une citation. "Les images d'archives se fondent bientôt en une seule et même photographie. Ce champ de ruines qui figure toute ville bombardée: Hambourg, Dresde, Groznyï, Beyrouth, Gaza." Une multiplicité d'histoires à partir d'une image. - M.de Kerangal: Quand j'écrivais ce livre, j'écrivais sur les bombardements de la ville. J'avais envie d'être précise sur la manière dont on bombarde une ville, c'est-à-dire comment la mort tombe du ciel. Evidemment que ce geste d'écrire produit immédiatement une forme de résonance et fait venir d'autres bombardements qui viennent créer des échos. - A.Trapenard: Jusqu'à aujourd'hui. - M.de Kerangal: Les villes d'aujourd'hui qui sont sans arrêt dans l'actualité. C'est étonnant comme la littérature permet de capter, de dilater son motif. La guerre qui a anéanti Le Havre a rallié d'autres conflits. - A.Trapenard: Je pense aussi à l'Ukraine qui apparaît dans votre livre de façon explicite à travers le parcours de 2 jeunes réfugiés qui cherchent à rejoindre l'Angleterre. Que s'agissait-il de raconter? - M.de Kerangal: Il s'agissait de raconter d'abord la façon dont les ports sont des lieux de départ et de transit. Ces 2 filles échouent au Havre, mais elles attendent un visa pour prendre un ferry et partir. Ces villes de bord de mer sont des villes qui ne s'arrêtent pas. La narratrice le dit. On pense que c'est le terminus, mais en fait, il y a la mer et ça continue. J'aimais bien ces 2 filles... Elles vont raconter leur histoire. Elles disent: "C'est notre histoire." Qui a le droit de raconter l'histoire? C'est une question que je me posais. Je voulais qu'elles soient 2. Ca faisait écho à la narratrice et Vanessa. - A.Trapenard: Ce qui est très fort chez vous, c'est la façon dont Maylis imprime des images immédiatement. Je pense à ce cadavre anonyme que la police n'arrive pas à identifier. C'est le point de départ du livre. Cette image, à quoi fait-elle écho? - M.de Kerangal: Pour moi, un corps sur le rivage en bord de mer fait immédiatement écho aux réfugiés et à la tragédie contemporaine des migrations. C'est pour ça que c'est une image contemporaine. Elle fait le lien entre l'actualité et l'Antiquité. C'est aussi Ulysse qui échoue sur un rivage. Il y a Pasolini qui passe dans le livre. Il y a les plages, les littoraux. Les littoraux sont des zones critiques. Ce sont des lieux interlopes, des lieux de collision, de collusion, des lieux où le continent rencontre la terre. Et des disparitions, aussi. Il se passe des choses. Ce sont des lieux de chocs et de rencontres. Pour moi, un corps sur une plage, ça dit tout cela. Or, il se trouve que la narratrice est censée être concernée, reliée à cet homme et qu'elle ne le reconnaît pas. Il prend à ce moment-là l'aspect d'un fantôme. Ce qui me touchait dans cette histoire d'homme à terre, c'est que Le Havre avait été aussi un cadavre à terre en 1944. La ville métaphorisait... Elle était l'image miroir de ce corps étendu. - A.Trapenard: S.Dulude, en plus d'être primo-romancier, vous êtes éditeur. La langue de M.de Kerangal n'a pas dû vous laisser indifférent. "Jour de ressac" est le titre. Qu'avez-vous pensé du livre? - S.Dulude: La narratrice est habituée à avoir cette impression forte, à occuper le corps des autres. On se rend compte à un certain point que c'est une journée. Toutes ces histoires qui se déplient, comme si la temporalité de cette journée, qui tire l'histoire vers l'avant... Il y a une rencontre. Le lieu ultime de ce projet-là, c'est peut-être le livre même. - M.de Kerangal: Qui se finit dans une imprimerie. - S.Dulude: Tirer des vies complètes en un instant. - A.Trapenard: Je vais vous montrer une archive. On est comme ça. C'est G.Garcia Marquez, en 1999, dans un documentaire signé Y.Billon. - A.Trapenard: "Un rythme respiratoire qui ne doit pas se rompre sous peine qu'il se réveille." Qu'est-ce que ça vous inspire? - M.de Kerangal: Ca m'inspire la marge d'une phrase, la façon dont on va la ponctuer. - A.Trapenard: Comment faites-vous? - M.de Kerangal: Dans ce livre, il y a l'histoire du ressac. Je voulais écrire les retours, le retour de la vague, le retour des impressions, le retour des fantômes... On est dans cette espèce de force hypnotique dans cette phrase qui revient. - A.Trapenard: M.Bonnefoy? - M.Bonnefoy: Tous les livres poussent sur d'autres livres, comme les fleurs poussent sur d'autres fleurs. Il me semble que ça s'appelle les épiphytes, quand un arbre pousse sur un autre arbre. Tous les livres poussent sur d'autres livres. Ce que je trouve très beau dans ce qu'elle dit, c'est qu'il s'agit de l'hypnose. C'est une bulle onirique dans laquelle le lecteur plonge. Ca ne se fait pas dans une illusion, mais essentiellement dans un travail de charpente, d'orfèvre. On est sans cesse en train de bricoler, de rafistoler. Tout est matière pour faire une magie. C'est beau, comme paradoxe. - A.Trapenard: Si le lecteur doit être hypnotisé, il ne doit pas être dans un état d'hypnose? Rassurez-nous. - M.de Kerangal: Il faut être un peu... - A.Trapenard: Intéressant. - M.de Kerangal: Il faut être au moins obsédé par son sujet. On s'autohypnose, quand on écrit. - A.Trapenard: Dans quel état êtes-vous quand vous écrivez? - M.de Kerangal: Je suis assez hypnotisée par ce que je fais. En tout cas, obsédée, obsessionnelle.

Share your thoughts