Miguel Bonnefoy - Une mythologie familiale

Published: Sep 03, 2024 Duration: 00:14:07 Category: Entertainment

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- A.Trapenard: "Jour de ressac", M.de Kerangal. Pour moi, c'est votre plus beau livre. - M.de Kerangal: Merci. - A.Trapenard: Je les ai tous lus. On va poursuivre notre voyage avec une autre ville qui se situe, pour nous, de l'autre côté de l'océan Atlantique: Maracaibo, au Venezuela. C'est une ville dont les habitants prétendent qu'elle a été bâtie par les enfants d'un rêve de jaguar. C'est le titre, "Le Rêve du jaguar". Etre le fils ou la fille d'un rêve de jaguar, qu'est-ce que ça peut vouloir dire? - M.Bonnefoy: Les habitants sont convaincus que dans toute portée de chat, il y a un jaguar. La mère chasse le jaguar pour éviter qu'il dévore les autres, donc il grandit différemment. Donc ils disent qu'ils sont tous les enfants de jaguars. Cette allégorie est assez symbolique du personnage principal du livre, Antonio, et sa femme, Ana Maria. Ils ont des vies dickensiennes et finissent, par leur ténacité, à suivre un rêve et peut-être à le réaliser. Il y a une belle porosité entre ce proverbe, cette expression, et l'histoire de ces hommes. - A.Trapenard: En quoi on se construit à partir de mythes et de légendes? - M.Bonnefoy: Bonne question. On se demandait comment des personnages pouvaient être enfermés dans une même mythologie, comme s'ils pouvaient être des personnages d'Homère qui seraient dans des châtiments des enfers et qui ne pourraient pas sortir, une sorte de rêve, comme si on avait prophétisé quelque chose. J'aime bien cette idée de la destinée. - A.Trapenard: Quelles mythes ou légendes vous ont construit? - M.Bonnefoy: J'ai grandi dans une famille avec tant d'exubérance... Ma mère est un être tropical. Elle est foisonnante. - A.Trapenard: C'est un adjectif extraordinaire pour parler d'une maman. - M.Bonnefoy: J'ai dû aller voir du côté d'autres membres de ma famille pour faire la balance entre sa fiction et ma réalité. Le livre est fragmenté de bouturages. On saisit une fable. On saisit un récit, un souvenir, une histoire qu'on t'a racontée, une lecture, un film que tu as vu... Tu rassembles tout ça dans une sorte de cocktail. Tu en sors une version du Venezuela, du peuple, qui n'a peut-être rien à voir avec la réalité, mais qui est peut-être plus réelle que la réalité. - A.Trapenard: Il explore dans "Le Rêve du jaguar" une réalité extraordinaire. Il y a des chats jaguars, un papillon géant... C'est un roman qui vous fera parcourir le Venezuela du XXe siècle à travers les destins d'une lignée de visionnaires sur 3 générations. Le rêve de la génération des grands-parents. Antonio et Ana Maria ont tout donné. Leur rêve, c'était quoi? - M.Bonnefoy: Vous avez un accent extraordinaire. Vous venez de Maracaibo? - A.Trapenard: Calmons-nous... - M.Bonnefoy: Antonio Borjas Romero serait né sur les marches d'une église, dans une rue qui porte aujourd'hui son nom. C'est mon grand-père, le père de ma mère. Il serait parvenu à faire des études, puis à partir à l'université, à Caracas. - A.Trapenard: C'est dingue comme vous ressemblez à votre grand-mère! Vous enlevez les boucles d'oreilles et le rouge à lèvres, et on y est. - M.Bonnefoy: Il est allé à l'université, est devenu médecin, cardiologue, chirurgien, et a fondé la 1re université de l'Etat de Zulia, qui porte aujourd'hui son nom. Il y a un buste à son effigie à l'entrée. Cet enfant élevé par une muette dans l'analphabétisme fonde le 1er temple de la connaissance. - A.Trapenard: Rien ne les prédestinait à se rencontrer et à vivre une grande histoire d'amour. Existe-t-il des histoires qui ne soient pas d'amour, pour vous? - M.Bonnefoy: Toutes les histoires qu'on raconte ne sont-elles pas des histoires d'amour? - A.Trapenard: Celle de J.Ferrari, pas trop. - M.Bonnefoy: Vous faites référence à une scène du livre qui m'a été racontée dans la famille. Est-elle vraie ou fausse? Au fond, qu'importe. Quand la légende dépasse la réalité... - A.Trapenard: Racontez-la-nous. - M.Bonnefoy: Il semblerait qu'Antonio, récupéré sur ces marches de l'église, a commencé sa vie à travailler comme homme à tout faire dans un bordel, entouré de prostituées. Il n'avait jamais connu l'amour. Quand il est arrivé à l'université en tant que jeune médecin, il rencontre Ana Maria, la seule femme de toute la promotion. Ils tombent amoureux l'un de l'autre. "Que faut-il faire pour que vous tombiez amoureuse?" "Il faut que vous me racontiez la plus belle histoire d'amour." Il prend un carton, va dans la gare et écrit: "J'écoute les histoires d'amour." Il s'assoit et attend que les passants lui racontent leurs propres histoires d'amour. Il les écrit dans un carnet. Il pose le carnet sur les genoux d'Ana Maria. "Voici des histoires d'amour. Je n'en connais aucune, mais je te propose qu'on écrive la nôtre." - A.Trapenard: J'applaudis... Qu'est-ce qui fait la beauté d'une histoire d'amour, pour vous? - M.Bonnefoy: Sans doute son aspect universel. La force d'avoir l'épaisseur et le relief de se transposer ici et là, de devenir une musique qui peut être jouée ailleurs, de devenir métonymie. - A.Trapenard: L'histoire que vous venez de nous raconter est une histoire d'écriture. La question se pose quand on vous lit. Une histoire d'écriture n'est jamais innocente, dans un livre. A un moment donné, la grand-mère donne un conseil à son petit-fils: "Si tu veux devenir écrivain..." - M.Bonnefoy: "Parle avec ceux qui ne le sont pas." C'est sans doute cette quête que j'avais faite quand je suis parti vivre au Venezuela après mes études en France. J'avais essayé de m'asseoir à la table de personnes qui n'avaient rien à voir ni avec la Sorbonne, ni avec les livres, ni avec la hauteur des livres. Elles me racontaient leurs histoires dans une autre langue et j'essayais de les traduire, d'en saisir l'essence. C'est comme l'enfleurage, pour avoir le parfum d'une fleur. On la distille et on peut avoir une goutte de la fleur qui est plus fleur que la fleur, tellement elle est réussie. En littérature, ça peut être pareil. On va dans un pays, une ville, on essaye d'en absorber l'huile essentielle. Tu décantes, tu distilles avec des mots et des musiques. Tu essayes d'avoir une goutte, qui peut être une page. Ca peut être le parfum de la réalité. - A.Trapenard: Le personnage du petit-fils vous ressemble un peu, Cristobal. - M.Bonnefoy: J'aimerais bien être mieux que lui. - A.Trapenard: Il dit que l'écriture est pour lui "une nécessité biologique". Qu'est-ce que ça veut dire? - M.Bonnefoy: Il a le malheur de ne pas pouvoir faire autre chose . Il reçoit les informations du monde avec une telle force qu'il est obligé de les transformer en écriture, sinon il est inondé sous ça. - A.Trapenard: Est-ce qu'écrire est une façon de rester en vie? - M.Bonnefoy: Sans doute de pouvoir expliquer le monde, de mettre de l'ordre dans le grand chaos. Prendre tous ces deuils, toutes ces violences, toutes ces colères et les jeter dans ce brasier d'or exalté du forgeron pour en faire une nouvelle matière. Ce livre inspirera peut-être d'autres livres plus tard. Tu as un système de transformation, de forge alchimique qui forme des bibliothèques. - M.de Kerangal: J'écoute. Je suis émerveillée. Il nous donne beaucoup de leçons, de pistes. C'est pas mal. - A.Zeniter: J'avais une question, Miguel. - M.Bonnefoy: Merveilleux. - A.Zeniter: On parlait du fait que la Corse, dans le livre de Jérôme, n'est jamais nommée, mais qu'elle est là. Il y a cet espace discret. Chez toi, les marqueurs temporels se font discrets, comme si on s'était arraché au temps réel, même si, de temps en temps, on nous dit "Seconde Guerre mondiale", "voiture"... Mais jamais tu ne multiplies les trucs. Tu ne donnes pas les années. Et quand tu donnes des chiffres, tu dis: "Mille histoires d'amour". Ces chiffres sont-ils vrais? Rires. - M.Bonnefoy: Cette question est très belle. J'ai voulu raconter l'histoire d'une famille qui traverse le siècle autant que le siècle la traverse. Il fallait que j'aille d'année en année pour les personnages, puisque j'en avais beaucoup. Il fallait faire une frise chronologique pour ne pas se perdre dans les âges. Tout un siècle est traversé par des bouleversements politiques, par la découverte du pétrole, la dictature, les révoltes, le boom pétrolier... En travaillant sur une documentation très politique et sociologique, j'avais peur que toutes ces dates viennent salir ou souiller la magie de l'instant. - A.Trapenard: Si vous associez cette magie au passé, au XXe siècle, que vous traversez dans ce livre, je me suis posé la question: le présent vous émerveille-t-il autant? - M.Bonnefoy: Pourquoi il est si important? Parce qu'il n'y a pas de présent sans les racines du passé. Pour comprendre mieux le présent d'aujourd'hui, j'ai sans cesse regardé en arrière pour tenter de voir quel était son chemin. - A.Trapenard: Le Venezuela d'aujourd'hui connaît une crise politique majeure depuis la réélection de N.Maduro. Dans ce Venezuela d'aujourd'hui, où est le rêve, le merveilleux, la fantaisie? - M.Bonnefoy: Des voix s'élèvent, aujourd'hui. On ne peut pas ne pas les entendre. Il y a plusieurs récits et versions dans une lutte bruyante que le monde entier est en train de voir. Il faut penser à la démocratie. Il faut d'abord penser à la lutte des peuples et savoir que le Venezuela a une histoire particulière. C'est une histoire de rente pétrolière qui est à la fois sa perte et sa grandeur. Elle n'a peut-être pas su diversifier, ramifier ses institutions, son travail, son agronomie... C'est une situation complexe. - A.Trapenard: Ce que j'aime dans le livre, c'est que vous déployez votre livre de part et d'autre de l'Atlantique, entre l'Amérique latine et l'Europe, la France en particulier. Vous célébrez la richesse et la beauté d'une double culture. Dans un contexte un peu crispé aujourd'hui de repli sur soi et identitaire, cela a forcément un sens. - M.Bonnefoy: Mon histoire est une histoire de migration et d'exil. Mon père est chilien, de Santiago. Il a été torturé par la dictature de Pinochet dans les années 60. Il est arrivé en France dans un asile politique, à un moment où la France avait des frontières poreuses et avait pu lui permettre de s'installer en France, d'avoir un travail, la Sécurité sociale, et d'ensuite se multiplier. Si je suis français,

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