Alice Zeniter - Regards sur la Nouvelle-Calédonie

Published: Sep 03, 2024 Duration: 00:14:20 Category: Entertainment

Trending searches: alice zeniter
Je retrouve une possibilité de déployer ma voix sans me sentir illégitime. - A.Trapenard: L'idée est d'écrire un autre récit que les récits occidentaux qu'on pourrait lire? - A.Zeniter: Oui. Si je m'étais dit que je n'avais pas le droit de faire parler des Kanaks, j'aurais produit un récit qui aurait ressemblé à la triste épopée coloniale que l'on connaît, c'est-à-dire une invisibilisation totale de cette population et un récit de la Nouvelle-Calédonie qui ferait comme si elle n'avait jamais été Kanaky. C'est encore plus insupportable de se dire: "Est-ce que j'ai le droit?" - A.Trapenard: On va commencer à faire notre tour du monde ce soir. 1re escale: Nouméa. Ca fait 23 heures de vol depuis la France métropolitaine. Le personnage par lequel on entre dans cette histoire, Tass, est née à Nouméa et a grandi avec le rêve de s'envoler un jour vers la métropole pour devenir journaliste. Elle a fait la navette entre sa terre natale et Orléans, sans jamais trouver l'équilibre entre ces 2 endroits. Après une rupture amoureuse, un jour, elle décide de rentrer dans son île natale, où elle va enseigner et où elle va être fascinée par 2 de ses élèves kanaks qui sont jumeaux. Ca commence par ce vol vers Nouméa. Tass interroge la manière dont la Nouvelle-Calédonie est perçue par les métropolitains. Quand elle dit d'où elle vient, elle remarque une sorte de gêne chez ses interlocuteurs. Pourquoi la simple évocation de la Nouvelle-Calédonie crée de la gêne? - A.Zeniter: L'ignorance est tellement épaisse chez ses interlocuteurs qu'il est difficile de faire sortir des questions de ça. On a très peu de références à partir desquelles on pourrait rebondir. Les gens échouent, ne serait-ce qu'à citer une figure connue. - A.Trapenard: Vous parlez d'obscurité dès le début du livre. - M.de Kerangal: Ils ne la situent pas. Ils se trompent. "C'est Tahiti?" - A.Zeniter: Ils confondent avec tous les archipels du Pacifique. Une fois qu'on l'a située, on se demande: "Pourquoi c'est à nous, ce caillou dont je ne connais rien? Qu'est-ce qui fait que c'est tombé dans l'escarcelle coloniale?" On arrive à des questions gênantes qu'on préfère taire. - A.Trapenard: On ne va pas les taire. On va les poser. Il faut nous aider à y voir plus clair. Pour quelles raisons le gouvernement français s'intéresse-t-il à cet archipel au milieu du XIXe siècle? - A.Zeniter: Il y a des questions de guerre d'influence dans le Pacifique. Chacun essaie de prendre possession du plus de cailloux possible. Mais ce qui fera la création de cette colonie, c'est que le gouvernement français cherche une colonie pénitentiaire de remplacement car en Guyane, les condamnés meurent trop vite. Comme on a cet espoir qu'au bagne, ces gaillards puissent retrouver la rédemption, on se dit qu'il faut trouver un endroit où ils ne meurent pas tout de suite, pas la 1re année. Il faut un endroit plus salubre. Quelqu'un dit: "En 1853, on n'avait pas mis la main sur un archipel assez joli avec de l'eau potable?" La colonie pénitentiaire de remplacement était trouvée. A partir de là, on y envoie pendant un demi-siècle 25 000 personnes. - A.Trapenard: Au détriment du peuple kanak. - A.Zeniter: Quand on regarde les documents, le peuple kanak n'existe quasiment pas. On les met dans des réserves. On les a chassés de leurs terres et on considère, avec les termes darwinistes de l'époque, que c'est une "race fossile vouée à l'extinction". A la limite, on peut les observer avec un intérêt. C'est assez exotique. Mais l'homme blanc est persuadé que c'est son avènement qui crée le pays. - A.Trapenard: J.Ferrari, ça doit vous intéresser. Vous vous intéressez à la confrontation entre le voyageur et l'indigène dans ce livre, mais également dans le triptyque que vous prévoyez d'écrire, et dans certains livres précédents, aussi. - J.Ferrari: La question de la Nouvelle-Calédonie est spécifique. Je ne veux pas faire de comparaison avec la situation en Corse, qui me paraît assez déplacée. Ce qui m'intéressait dans le projet, c'est de faire des variations sur différents types de rapports qu'on peut avoir avec l'autre. Le 1er tome de ce qui devrait être un triptyque... Je ne veux pas m'avancer. - A.Trapenard: Je n'ai pas inventé. - J.Ferrari: Il faut bien mettre quelque chose. C'est un projet théorique. Il faut que les 2e et 3e tomes soient écrits. - A.Trapenard: Je vous sens inquiet, Jérôme. - J.Ferrari: Je le suis toujours. Ils sont vaguement pensés. Le 1er tome, c'est sur le tourisme. J'aimerais consacrer le 2e à l'exploration, notamment au XIXe siècle: que fait un voyageur qui arrive pour la 1re fois sur une terre inconnue, l'image qu'il a de l'autre, la manière dont il transforme radicalement l'endroit où il arrive. - A.Trapenard: Et les conséquences, les répercussions. A.Zeniter, en quoi l'histoire de cette colonie pénitentiaire pèse-t-elle encore sur la Nouvelle-Calédonie? - A.Zeniter: Dans le cas de Tass, qui est l'un des personnages principaux, elle connaît très peu la question de ses ancêtres. Elle sait qu'ils ne sont pas d'ici. Qu'est-ce qui a généré ce bond de presque 20 000 km? Qu'est-ce qui fait que sa famille est arrivée au bout du monde? Comment vit-on avec ça? A l'orée de l'indépendance, comment se positionne-t-on? Est-ce que le fait de ne pas appartenir au peuple premier fait qu'on est du côté des colons ou existe-t-il une 3e voie? La Nouvelle-Calédonie a cette histoire de populations très nombreuses venues de tous les coins de l'empire colonial français, mais pas seulement. Ce sont des gens amenés de force, et parmi eux, des forçats algériens. - A.Trapenard: Le livre est vertigineux. Il renvoie à une histoire qui n'est pas non plus pas la vôtre. Le livre résonne avec l'actualité, mais vous l'avez écrit avant. - A.Zeniter: Oui. Je l'ai écrit au moment où les 3 référendums sur l'indépendance étaient passés, et les 3 avaient obtenu des résultats contre l'indépendance, avec un boycott par les Kanaks. Les 3 référendums prévus par les accords politiques précédents étaient passés. On avait 2 camps qui se racontaient une histoire complètement différente. Les loyalistes disaient: "Les résultats sont là. On va rester dans la France. On pourrait même devenir un département, au lieu d'être un territoire d'outre-mer." Les indépendantistes disaient: "Les résultats ne comptent pas." Un militant kanak disait: "La rivière a toujours coulé de la montagne vers la mer." Il y avait cette posture en direction de l'indépendance, peu importe les référendums. Je me suis installée là-dedans en me demandant ce qu'était un pays qui n'avait aucune idée de son avenir et où la population se racontait des choses qui ne pouvaient pas coexister. - A.Trapenard: J'aime la façon dont elle se raccroche à des récits, à des poèmes. C'est là où la littérature intervient dans votre texte. Je pense à L.Michel, grande figure de la Commune, qui traverse votre roman. Quel est le lien entre L.Michel et la Nouvelle-Calédonie? - A.Zeniter: L.Michel a été envoyée au bagne après son arrestation comme communarde, comme prisonnière politique. C'était une partie particulière du bagne, sur l'île des Pins. Elle a beaucoup écrit quand elle était là-bas. C'est la seule femme parmi les bagnardes qui a témoigné par écrit de sa condition. - A.Trapenard: J'aimerais que l'on lise les mots de L.Michel. J'accueille I.Jacob, qui nous fait l'amitié de sa présence pour nous lire un texte de L.Michel qui évoque une période de sa vie. Ce texte s'appelle: "Le Chant des captifs". - I.Jacob: "Ici, l'hiver n'a pas de prise. Ici, les bois sont toujours verts. De l'océan, la fraîche brise souffle sur les calmes déserts. Si profond est le silence que l'insecte qui se balance trouble seul le calme désert. Le soir, sur ces lointaines plages, s'élève parfois un doux chant: ce sont de pauvres coquillages qui le murmurent en s'ouvrant. Dans la forêt, les lauriers roses, les fleurs nouvellement écloses frissonnent d'amour sous le vent. Viens en sauveur, léger navire, hisser le captif à ton bord! Ici, dans les fers, il expire: le bagne est pire que la mort. Dans nos coeurs survit l'espérance, et si nous revoyons la France, ce sera pour combattre encore! Voici la lutte universelle: dans l'air plane la liberté! A la bataille nous appelle la clameur du déshérité! L'aurore a chassé l'ombre épaisse, et le monde nouveau se dresse à l'horizon ensanglanté." Applaudissements. - A.Trapenard: Merci, Irène. Installez-vous avec nous. Quel texte magnifique de L.Michel. A.Zeniter, que vous racontent ces mots? - A.Zeniter: Ils racontent une autre histoire du bagne que celle des ancêtres de Tass. L.Michel a déjà cette arme de l'écriture. Quand elle est au bagne, elle peut encore témoigner. Je me dis parfois que les textes ont été réécrits, tellement l'envie de lutter ne s'éteint jamais. Elle est dans un bateau pour un trajet qui dure 150 jours, et elle dit: "Quand on reviendra, on reprendra la lutte." C'est incroyable. Les ancêtres de Tass, qui sont un jeune homme kabyle et Eugénie, une prostituée bretonne, sont des gens qui vont arriver là sans jamais avoir écrit et sans avoir la possibilité de rentrer. Quand ils arrivent dans ce monde neuf dont ils ne connaissent rien, dont tout leur est étranger, les arbres, les langues, on leur dit qu'il faudra construire quelque chose qui ressemble à une vie ici. "Fais ta cabane. Apprends à cultiver ce sol. Fais des enfants. Jamais il n'y aura le chez-toi d'avant." C'est très étonnant. - A.Trapenard: Ce texte appelle à un monde nouveau. Il appelle à imaginer un monde nouveau. Qu'est-ce qui vous a traversée quand vous l'avez lu, Irène? - I.Jacob: C'est dingue, la vision qu'elle a. "Le monde nouveau se dresse." Elle arrive à emmener avec elle tant de personnes parce qu'elle vit pour la Commune. C'est son grand amour. Elle ne craint pas la mort. Elle a ce rêve-là, et c'est le seul. J'aime beaucoup ce mot de "déshérité". Ce sont des gens qui avaient les moyens, mais qu'on a déshérités. - A.Trapenard: De quel monde nouveau rêvez-vous, A.Zeniter? - A.Zeniter: Il ressemble à celui du trio de "Frapper l'épopée". Un monde où on peut se sentir touché par des vies qui ne sont pas les nôtres, qui sont aussi étrangères aux nôtres. Je veux que les romans me fassent ça quand je les lis. Je rêve que les miens fassent ça quand on les lit. - A.Trapenard: "Frapper l'épopée" d'A.Zeniter. Ca vient de paraître chez Flammarion.

Share your thoughts